Ôðàíöóçñêèé ñ ëþáîâüþ. Òðèñòàí è Èçîëüäà / Le roman de Tristan et Iseut Äîëãîðóêîâà Í.

I

Les enfances de Tristan

Seigneurs, vous plat-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? C’est de Tristan et d’Iseut la reine. coutez comment grand’joie, grand deuil ils s’aimrent, puis en moururent un mme jour, lui par elle, elle par lui.

Aux temps anciens, le roi Marc rgnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient, Rivalen, roi de Loonnois, franchit la mer pour lui porter son aide. Il le servit par l’pe et par le conseil, comme et fait un vassal, si fidlement que Marc lui donna en rcompense la belle Blanchefleur, sa sur, que le roi Rivalen aimait d’un merveilleux amour. Il la prit femme au moutier de Tintagel. Mais peine l’eut-il pouse, la nouvelle lui vint que son ancien ennemi, le duc Morgan, s’tant abattu[1] sur le Loonnois, ruinait ses bourgs, ses champs, ses villes. Rivalen quipa ses nefs htivement, et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre lointaine. Il atterrit devant son chteau de Kanol, confia la reine la sauvegarde de son marchal Rohalt, Rohalt que tous, pour sa loyaut, appelaient d’un beau nom, Rohalt le Foi-Tenant ; puis, ayant rassembl ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa guerre. Blanchefleur l’attendit longuement. Hlas ! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que le duc Morgan l’avait tu en trahison. Elle ne le pleura point : ni cris, ni lamentations, mais ses membres devinrent faibles et vains ; son me voulut, d’un fort dsir, s’arracher de son corps. Trois jours elle attendit de rejoindre son cher seigneur. Au quatrime jour, elle mit au monde un fils, et, l’ayant pris entre ses bras : « Fils, lui dit-elle, j’ai longtemps dsir de te voir ; et je vois la plus belle crature que femme ait jamais porte. Triste j’accouche, triste est la premire fte que je te fais, cause de toi j’ai tristesse mourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nom Tristan. » Quand elle eut dit ces mots, elle le baisa, et, sitt[2] qu’elle l’eut bais, elle mourut.

Rohalt le Foi-Tenant recueillit l’orphelin. Aprs sept ans accomplis, lorsque le temps fut venu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan un sage matre, le bon cuyer Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en peu d’annes les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit manier la lance[3], l’pe, l’cu et l’arc, lancer les disques de pierre, franchir d’un bond les plus larges fosss ; il lui apprit dtester tout mensonge et toute flonie, secourir les faibles, tenir la foi donne[4] ; il lui apprit les diverses manires de chant, le jeu de la harpe et l’art du veneur ; et, quand l’enfant chevauchait parmi les jeunes cuyers, on et dit que son cheval, ses armes et lui ne formaient qu’un seul corps et n’eussent jamais t spars. le voir si noble et si fier, large des paules, grle des flancs, fort, fidle et preux, tous louaient Rohalt parce qu’il avait un tel fils. Mais Rohalt, songeant Rivalen et Blanchefleur, de qui revivaient la jeunesse et la grce, chrissait Tristan comme son fils, et secrtement le rvrait comme son seigneur.

Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie, au jour o des marchands de Norvge, ayant attir Tristan sur leur nef, l’emportrent comme une belle proie. Tandis qu’ils cinglaient vers des terres inconnues, Tristan se dbattait, ainsi qu’un jeune loup pris au pige. Mais c’est vrit prouve, et tous les mariniers le savent : la mer porte regret les nefs flonnes, et n’aide pas aux rapts ni aux tratrises. Elle se souleva furieuse, enveloppa la nef de tnbres, et la chassa huit jours et huit nuits l’aventure. Enfin, les mariniers aperurent travers la brume une cte hrisse de falaises et de rcifs o elle voulait briser leur carne. Ils se repentirent : connaissant que le courroux de la mer venait de cet enfant ravi la male heure, ils firent vu de le dlivrer et parrent une barque[5] pour le dposer au rivage. Aussitt tombrent les vents et les vagues, le ciel brilla, et, tandis que la nef des Norvgiens disparaissait au loin, les flots calmes et riants portrent la barque de Tristan sur le sable d’une grve.

grand effort, il monta sur la falaise et vit qu’au del d’une lande vallonne et dserte, une fort s’tendait sans fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son pre, et la terre de Loonnois, quand le bruit lointain d’une chasse cor et cri rjouit son cur. Au bord de la fort, un beau cerf dboucha. La meute et les veneurs dvalaient sur sa trace grand bruit de voix et de trompes. Mais, comme les limiers se suspendaient dj par grappes au cuir de son garrot, la bte, quelques pas de Tristan, flchit sur les jarrets et rendit les abois. Un veneur la servit de l’pieu. Tandis que, rangs en cercle, les chasseurs cornaient de prise, Tristan, tonn, vit le matre-veneur entailler largement, comme pour la trancher, la gorge du cerf. Il s’cria : « Que faites-vous, seigneur ? Sied-il de dcouper si noble bte comme un porc gorg ? Est-ce donc la coutume de ce pays ? – Beau frre, rpondit le veneur, que fais-je l qui puisse te surprendre ? Oui, je dtache d’abord la tte de ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers que nous porterons, pendus aux arons de nos selles, au roi Marc, notre seigneur. Ainsi faisons-nous ; ainsi, ds le temps des plus anciens veneurs, ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Si pourtant tu connais quelque coutume plus louable, montre-nous-la ; prends ce couteau, beau frre ; nous l’apprendrons volontiers. »

Tristan se mit genoux et dpouilla le cerf avant de le dfaire ; puis il dpea la bte en laissant, comme il convient, l’os corbin tout franc ; puis il leva les menus droits, le mufle, la langue, les daintiers et la veine du cur. Et veneurs et valets de limiers, penchs sur lui, le regardaient, charms.

« Ami, dit le matre-veneur, ces coutumes sont belles ; en quelle terre les as-tu apprises ? Dis-nous ton pays et ton nom. – Beau seigneur, on m’appelle Tristan ; et j’appris ces coutumes en mon pays de Loonnois. – Tristan, dit le veneur, que Dieu rcompense le pre qui t’leva si noblement ! Sans doute, il est un baron riche et puissant ? »

Mais Tristan, qui savait bien parler et bien se taire, rpondit par ruse : « Non, seigneur, mon pre est un marchand. J’ai quitt secrtement sa maison sur une nef qui partait pour trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment se comportent les hommes des terres trangres. Mais, si vous m’acceptez parmi vos veneurs, je vous suivrai volontiers, et vous ferai connatre, beau seigneur, d’autres dduits de vnerie. – Beau Tristan, je m’tonne qu’il soit une terre o les fils des marchands savent ce qu’ignorent ailleurs les fils des chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le dsires, et sois le bienvenu. Nous te conduirons prs du roi Marc, notre seigneur. » Tristan achevait de dfaire le cerf. Il donna aux chiens le cur, le massacre et les entrailles, et enseigna aux chasseurs comment se doivent faire la cure et le forhu[6]. Puis il planta sur des fourches les morceaux bien diviss et les confia aux diffrents veneurs :  l’un la tte, l’autre le cimier et les grands filets ;  ceux-ci les paules, ceux-l les cuissots, cet autre le gros des nombles. Il leur apprit comment ils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belle ordonnance[7], selon la noblesse des pices de venaison dresses sur les fourches.

Alors ils se mirent la voie en devisant, tant qu’ils dcouvrirent enfin un riche chteau. Des prairies l’environnaient, des vergers, des eaux vives, des pcheries et des terres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le chteau se dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut et tous enins de guerre ; et sa matresse tour, jadis leve par les gants, tait btie de blocs de pierre, grands et bien taills, disposs comme un chiquier de sinople et d’azur.

Tristan demanda le nom de ce chteau. « Beau valet, on le nomme Tintagel. – Tintagel, s’cria Tristan, bni sois-tu de Dieu, et bnis soient tes htes ! » Seigneurs, c’est l que jadis, grand’joie, son pre Rivalen avait pous Blanchefleur. Mais, hlas ! Tristan l’ignorait.

Quand ils parvinrent au pied du donjon, les fanfares des veneurs attirrent aux portes les barons et le roi Marc lui-mme.

Aprs que le matre-veneur lui eut cont l’aventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauche, le cerf bien dpec, et le grand sens des coutumes de vnerie. Mais surtout il admirait le bel enfant tranger, et ses yeux ne pouvaient se dtacher de lui. D’o lui venait cette premire tendresse ? Le roi interrogeait son cur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs, c’tait son sang qui s’mouvait et parlait en lui, et l’amour qu’il avait port sa sur Blanchefleur.

Le soir, quand les tables furent leves, un jongleur gallois, matre en son art, s’avana parmi les barons assembls, et chanta des lais de harpe[8]. Tristan tait assis aux pieds du roi, et, comme le harpeur prludait une nouvelle mlodie, Tristan lui parla ainsi : « Matre, ce lai est beau entre tous : jadis les anciens Bretons l’ont fait pour clbrer les amours de Graelent. L’air en est doux, et douces les paroles. Matre, ta voix est habile, harpe-le bien! » Le Gallois chanta, puis rpondit : « Enfant, que sais-tu donc de l’art des instruments ? Si les marchands de la terre de Loonnois enseignent aussi leurs fils le jeu des harpes, des rotes et des vielles, lve-toi, prends cette harpe, et montre ton adresse. » Tristan prit la harpe et chanta si bellement que les barons s’attendrissaient l’entendre. Et Marc admirait le harpeur venu de ce pays de Loonnois o jadis Rivalen avait emport Blanchefleur. Quand le lai fut achev, le roi se tut longuement. « Fils, dit-il enfin, bni soit le matre qui t’enseigna, et bni sois-tu de Dieu ! Dieu aime les bons chanteurs. Leur voix et la voix de la harpe pntrent le cur des hommes, rveillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maint deuil et maint mfait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure. Reste longtemps prs de moi, ami ! —Volontiers, je vous servirai, sire, rpondit Tristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre homme lige[9] ».

Il fit ainsi, et, durant trois annes, une mutuelle tendresse grandit dans leurs curs. Le jour, Tristan suivait Marc aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme il couchait dans la chambre royale parmi les privs et les fidles, si le roi tait triste, il harpait pour apaiser son dconfort. Les barons le chrissaient, et, sur tous les autres, comme l’histoire vous l’apprendra, le snchal Dinas de Lidan. Mais plus tendrement que les barons et que Dinas de Lidan, le roi l’aimait. Malgr leur tendresse, Tristan ne se consolait pas d’avoir perdu Rohalt son pre, et son matre Gorvenal, et la terre de Loonnois.

Seigneurs, il sied[10] au conteur qui veut plaire d’viter les trop longs rcits. La matire de ce conte est si belle et si diverse : que servirait de l’allonger ? Je dirai donc brivement comment, aprs avoir longtemps err par les mers et les pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouva Tristan, et, montrant au roi l’escarboucle jadis donne par lui Blanchefleur comme un cher prsent nuptial, lui dit : « Roi Marc, celui-ci est Tristan de Loonnois, votre neveu, fils de votre sur Blanchefleur et du roi Rivalen. Le duc Morgan tient sa terre grand tort[11] ; il est temps qu’elle fasse retour au droit hritier. »

Et je dirai brivement comment Tristan, ayant reu de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur les nefs de Cornouailles, se fit reconnatre des anciens vassaux de son pre, dfia le meurtrier de Rivalen, l’occit et recouvra sa terre. Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plus vivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son cur lui rvlait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et ses barons, et leur parla ainsi : « Seigneurs de Loonnois, j’ai reconquis ce pays et j’ai veng le roi Rivalen par l’aide de Dieu et par votre aide. Ainsi j’ai rendu mon pre son droit. Mais deux hommes, Rohalt et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenu l’orphelin et l’enfant errant, et je dois aussi les appeler pres ;  ceux-l, pareillement, ne dois-je pas rendre leur droit ? Or, un haut homme a deux choses lui : sa terre et son corps. Donc, Rohalt que voici, j’abandonnerai ma terre : pre, vous la tiendrez, et votre fils la tiendra aprs vous. Au roi Marc, j’abandonnerai mon corps ; je quitterai ce pays, bien qu’il me soit cher, et j’irai servir mon seigneur Marc en Cornouailles. Telle est ma pense ; mais vous tes mes faux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil : si donc l’un de vous veut m’enseigner une autre rsolution, qu’il se lve, et qu’il parle ! »

Mais tous les barons le lourent avec des larmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareilla pour la terre du roi Marc.

II

Le Morholt d’Irlande

Quand Tristan y rentra, Marc et toute sa baronnie menaient grand deuil. Car le roi d’Irlande avait quip une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi qu’il faisait depuis quinze annes, d’acquitter un tribut jadis pay par ses anctres. Or, sachez que, selon d’anciens traits d’accord, les Irlandais pouvaient lever sur la Cornouailles, la premire anne trois cents livres de cuivre, la deuxime anne trois cents livres d’argent fin, et la troisime trois cents livres d’or.

Mais, quand revenait la quatrime anne, ils emportaient trois cents jeunes garons et trois cents jeunes filles, de l’ge de quinze ans, tirs au sort entre les familles de Cornouailles. Or, cette anne, le roi avait envoy vers Tintagel, pour porter son message, un chevalier gant, le Morholt, dont il avait pous la sur, et que nul n’avait jamais pu vaincre en bataille. Mais le roi Marc, par lettres scelles, avait convoqu sa cour tous les barons de sa terre, pour prendre leur conseil. Au terme marqu, quand les barons furent assembls dans la salle vote du palais et que Marc se fut assis sous le dais[12], le Morholt parla ainsi : « Roi Marc, entends pour la dernire fois le mandement du roi d’Irlande, mon seigneur. Il te semont de payer enfin le tribut que tu lui dois. Pour ce que tu l’as trop longtemps refus, il te requiert de me livrer en ce jour trois cents jeunes garons et trois cents jeunes filles, de l’ge de quinze ans, tirs au sort entre les familles de Cornouailles. Ma nef, ancre au port de Tintagel, les emportera pour qu’ils deviennent nos serfs. Pourtant,—et je n’excepte que toi seul, roi Marc, ainsi qu’il convient,—si quelqu’un de tes barons veut prouver par bataille que le roi d’Irlande lve ce tribut contre le droit, j’accepterai son gage. Lequel d’entre vous, seigneurs cornouaillais, veut combattre pour la franchise de ce pays ? »

Les barons se regardaient entre eux la drobe, puis baissaient la tte. Celui-ci se disait : « Vois, malheureux, la stature du Morholt d’Irlande : il est plus fort que quatre hommes robustes. Regarde son pe : ne sais-tu point que par sortilge elle a fait voler la tte des plus hardis champions, depuis tant d’annes que le roi d’Irlande envoie ce gant porter ses dfis par les terres vassales ? Chtif, veux-tu chercher la mort ? A quoi bon tenter Dieu ? » Cet autre songeait : « Vous ai-je levs, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, chres filles, pour celles des filles de joie ? Mais ma mort ne vous sauverait pas ». Et tous se taisaient.

Le Morholt dit encore : « Lequel d’entre vous, seigneurs cornouaillais,veut prendre mon gage ? Je lui offre une belle bataille : car, trois jours d’ici, nous gagnerons sur des barques l’le Saint-Samson, au large de Tintagel. L, votre chevalier et moi, nous combattrons seul seul, et la louange d’avoir tent la bataille rejaillira sur toute sa parent. »

Ils se taisaient toujours, et le Morholt ressemblait au gerfaut[13] que l’on enferme dans une cage avec de petits oiseaux : quand il y entre, tous deviennent muets.

Le Morholt parla pour la troisime fois : « Eh bien, beaux seigneurs cornouaillais, puisque ce parti vous semble le plus noble, tirez vos enfants au sort et je les emporterai ! Mais je ne croyais pas que ce pays ne ft habit que par des serfs ».

Alors Tristan s’agenouilla aux pieds du roi Marc, et dit : « Seigneur roi, s’il vous plat de m’accorder ce don, je ferai la bataille ».

En vain le roi Marc voulut l’en dtourner. Il tait si jeune chevalier : de quoi lui servirait sa hardiesse ? Mais Tristan donna son gage au Morholt, et le Morholt le reut. Au jour dit, Tristan se plaa sur une courte-pointe de cendal vermeil, et se fit armer pour la haute aventure. Il revtit le haubert et le heaume d’acier bruni. Les barons pleuraient de piti sur le preux et de honte sur eux-mmes. « Ah ! Tristan, se disaient-ils, hardi baron, belle jeunesse, que n’ai-je, plutt que toi, entrepris cette bataille ? Ma mort jetterait un moindre deuil sur cette terre!… » Les cloches sonnent, et tous, ceux de la baronnie et ceux de la gent menue, vieillards, enfants et femmes, pleurant et priant, escortent Tristan jusqu’au rivage. Ils espraient encore, car l’esprance au cur des hommes vit de chtive pture.

Tristan monta seul dans une barque et cingla vers l’le Saint-Samson. Mais le Morholt avait tendu son mt une voile de riche pourpre, et le premier il aborda dans l’le. Il attachait sa barque au rivage, quand Tristan, touchant terre son tour, repoussa du pied la sienne vers la mer. « Vassal, que fais-tu ? dit le Morholt, et pourquoi n’as-tu pas retenu comme moi ta barque par une amarre ? – Vassal, quoi bon ? rpondit Tristan. L’un de nous deux reviendra seul vivant d’ici : une seule barque ne lui suffit-elle pas ? » Et tous deux, s’excitant au combat par des paroles outrageuses, s’enfoncrent dans l’le. Nul ne vit l’pre bataille, mais par trois fois, il sembla que la brise de mer portait au rivage un cri furieux. Alors, en signe de deuil, les femmes battaient leurs paumes en chur, et les compagnons du Morholt, masss l’cart devant leurs tentes, riaient. Enfin vers l’heure de none, on vit au loin se tendre la voile de pourpre ; la barque de l’Irlandais se dtacha de l’le, et une clameur de dtresse retentit : « Le Morholt ! Le Morholt ! ». Mais, comme la barque grandissait, soudain, au sommet d’une vague, elle montra un chevalier qui se dressait la proue ; chacun de ses poings tendait une pe brandie : c’tait Tristan. Aussitt vingt barques volrent sa rencontre, et les jeunes hommes se jetaient la nage. Le preux s’lana sur la grve, et, tandis que les mres genoux baisaient ses chausses de fer, il cria aux compagnons du Morholt : « Seigneurs d’Irlande, le Morholt a bien combattu. Voyez : mon pe est brche, un fragment de la lame est rest enfonc dans son crne. Emportez ce morceau d’acier, seigneurs : c’est le tribut de la Cornouailles! »

Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage, les enfants dlivrs agitaient grands cris des branches vertes, et de riches courtines se tendaient aux fentres. Mais quand, parmi les chants d’allgresse, aux bruits des cloches, des trompes et des buccins, si retentissants qu’on n’et pas ou Dieu tonner, Tristan parvint au chteau, il s’affaissa entre les bras du roi Marc ; et le sang ruisselait[14] de ses blessures.

grand dconfort[15], les compagnons du Morholt abordrent en Irlande. Nagure, quand il rentrait au port de Weisefort, le Morholt se rjouissait revoir ses hommes assembls qui l’acclamaient en foule, et la reine sa sur, et sa nice, Iseut la Blonde, aux cheveux d’or, dont la beaut brillait dj comme l’aube qui se lve. Tendrement, elles lui faisaient accueil, et, s’il avait reu quelque blessure, elles le gurissaient ; car elles savaient les baumes et les breuvages qui raniment les blesss dj pareils des morts. Mais de quoi leur serviraient maintenant les recettes magiques, les herbes cueillies l’heure propice, les philtres ? Il gisait mort, cousu dans un cuir de cerf, et le fragment de l’pe ennemie tait encore enfonc dans son crne. Iseut la Blonde l’en retira pour l’enfermer dans un coffre d’ivoire, prcieux comme un reliquaire. Et courbes sur le grand cadavre, la mre et la fille, redisant sans fin l’loge du mort et sans rpit lanant la mme imprcation contre le meurtrier, menaient tour de rle[16] parmi les femmes le regret funbre. De ce jour, Iseut la Blonde apprit har le nom de Tristan de Loonnois.

Mais, Tintagel, Tristan languissait : un sang venimeux dcoulait de ses blessures. Les mdecins connurent que le Morholt avait enfonc dans sa chair un pieu empoisonn, et, comme leurs boissons et leur thriaque ne pouvaient le sauver, ils le remirent la garde de Dieu. Une puanteur si odieuse s’exhalait de ses plaies que tous ses plus chers amis le fuyaient, tous, sauf le roi Marc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaient demeurer son chevet, et leur amour surmontait leur horreur. Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite l’cart sur le rivage ; et, couch devant les flots, il attendait la mort. Il songeait : « Vous m’avez donc abandonn, roi Marc, moi qui ai sauv l’honneur de votre terre ? Non, je le sais, bel oncle, que vous donneriez votre vie pour la mienne ; mais que pourrait votre tendresse ? il me faut mourir. Il est doux, pourtant, de voir le soleil, et mon cur est hardi encore. Je veux tenter la mer aventureuse… Je veux qu’elle m’emporte au loin, seul. Vers quelle terre ? je ne sais, mais l peut-tre o je trouverai qui me gurisse. Et peut-tre un jour vous servirai-je encore, bel oncle, comme votre harpeur, et votre veneur, et votre bon vassal . »

Il supplia tant, que le roi Marc consentit son dsir. Il le porta sur une barque sans rames ni voile, et Tristan voulut qu’on dpost seulement sa harpe prs de lui.  quoi bon les voiles que ses bras n’auraient pu dresser ? quoi bon les rames ? quoi bon l’pe ? Comme un marinier, au cours d’une longue traverse, lance par-dessus bord le cadavre d’un ancien compagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa au large la barque o gisait son cher fils, et la mer l’emporta.

Sept jours et sept nuits, elle l’entrana doucement. Parfois, Tristan harpait pour charmer sa dtresse. Enfin, la mer, son insu[17], l’approcha d’un rivage. Or, cette nuit-l, des pcheurs avaient quitt le port pour jeter leurs filets au large, et ramaient, quand ils entendirent une mlodie douce, hardie et vive, qui courait au ras des flots. Immobiles, leurs avirons suspendus sur les vagues, ils coutaient ; dans la premire blancheur de l’aube, ils aperurent la barque errante. « Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppait la nef de saint Brendan, quand elle voguait vers les les Fortunes sur la mer aussi blanche que le lait. » Ils ramrent pour atteindre la barque : elle allait la drive, et rien n’y semblait vivre, que la voix de la harpe ; mais, mesure qu’ils approchaient, la mlodie s’affaiblit, elle se tut, et, quand ils accostrent, les mains de Tristan taient retombes inertes sur les cordes frmissantes encore. Ils le recueillirent et retournrent vers le port pour remettre le bless leur dame compatissante, qui saurait peut-tre le gurir. Hlas ! ce port tait Weisefort, o gisait le Morholt, et leur dame tait Iseut la Blonde. Elle seule, habile aux philtres, pouvait sauver Tristan; mais, seule parmi les femmes, elle voulait sa mort. Quand Tristan, ranim par son art, se reconnut, il comprit que les flots l’avaient jet sur une terre de pril. Mais, hardi encore dfendre sa vie, il sut trouver rapidement de belles paroles ruses. Il conta qu’il tait un jongleur, qui avait pris passage sur une nef marchande : il naviguait vers l’Espagne pour y apprendre l’art de lire dans les toiles ; des pirates avaient assailli la nef : bless, il s’tait enfui sur cette barque. On le crut : nul des compagnons du Morholt ne reconnut le beau chevalier de l’le Saint-Samson, si laidement le venin avait dform ses traits. Mais quand, aprs quarante jours, Iseut aux cheveux d’or l’eut presque guri, comme dj, en ses membres assouplis, commenait renatre la grce de la jeunesse, il comprit qu’il fallait fuir ; il s’chappa, et, aprs maints dangers courus, un jour il reparut devant le roi Marc.

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